Nous - L'anticipation russe

Six siècles après notre époque, le monde est organisé sous la forme d'un État Unitaire dirigé par le Bienfaiteur. Les hommes sont des numéros et doivent respecter les règles qui régulent leur quotidien. D-503 est le constructeur de l'Intégrale, un vaisseau spatial dont la mission est de faire connaître L’État Unitaire aux civilisations extraterrestres. Pour cela, on demande aux numéros de rédiger des essais, poèmes et textes divers destinés à être envoyés à bord de l'Intégrale. D-503 rédige des notes : "Nous".

L'annihilation du "je"

Dans cette société le "je" n'existe pas. Les hommes n'ont pas de noms mais des numéros. Chacun vit selon les règles de l’État Unitaire qui privilégient le bien commun aux intérêts individuels.  Seul le "nous" compte. Cette idée est très similaire à l'organisation des insectes (abeilles et fourmis) qui travaillent uniquement pour le bien du groupe (et de la reine). D'ailleurs, si vous avez lu le roman "Les Fourmis" de Bernard Werber, cette idée est abordée en tant qu'idéal d'organisation dont les humains devraient s'inspirer. Je peux concevoir l'attrait d'une civilisation où l'Homme fait passer le groupe avant lui mais en réalité, et c'est le cas dans le roman "Nous", la mise en avant de l'intérêt commun conduit inévitablement à renier l'individualité.

"Cela, parce qu'aucun d'entre nous n'est "un", mais "un parmi". Nous sommes si semblables" 

L'individualité est tout de même une notion capitale de notre existence. C'est cette individualité qui nous permet d'affirmer nos préférences et nos envies. A notre époque, il y a une sorte de conflit entre l'affirmation de nos différences et la pression sociale qui voudrait nous voir entrer dans le moule. Ne sommes-nous pas indirectement influencés à porter les mêmes vêtements, à écouter la même musique et à partager les mêmes opinions ? Il s'agit peut-être pour l'Homme de trouver la juste mesure entre individualité et individualisme ?

L'absence de liberté

Au sein de l’État Unitaire, la liberté n'existe pas. Les numéros doivent respecter des règles strictes. Ils vivent dans une cité de verre et n'ont quasiment jamais d'intimité puisqu'ils peuvent voir et être vus à tout moment. Leur quotidien est chronométré, tout le monde se réveille à la même heure, mange à la même heure et travaille à la même heure. La sexualité est contrôlée ainsi que les naissances. Les numéros ont tout de même droit à des Heures Privatives (1h le matin et 1h l'après-midi) pendant lesquelles ils peuvent faire ce qu'ils veulent, dans la limite des règles.

"J'ai eu l'occasion de lire et d'entendre bien des choses incroyables sur les temps où les gens vivaient encore à l'état libre c'est-à-dire inorganisé, sauvage." 

Un monde aussi restrictif peut nous sembler complètement aberrant. Mais au départ, ces règles partent d'une bonne intention. Contrôler les actes de tous afin d'éviter l'anarchie et les mauvaises actions. Restreindre les libertés afin de protéger le bien commun. Dans une telle société, il n'y a plus ni insécurité, ni danger, ni maladies. Le prix à payer pour une vie tranquille serait donc de dire à adieu à notre liberté ? Et si nous acceptons de rogner sur celle-ci pour vivre mieux, à partir de quel point cela devient-il inacceptable ? Nous disons souvent : "La liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres" mais est-ce suffisant ?

Un long poème

Ce roman est décrit comme un long poème et il est vrai qu'il a une forme particulière. Le langage du personnage principal évolue au fur et à mesure de ses notes. Il commence à se découvrir une pensée propre, il prend des risques et il parle en métaphores. Ce changement s'opère de façon insidieuse, presque à ses dépends. Alors qu'il tente de valoriser l’État Unitaire dans ses écrits, la forme ceux-ci reflètent son détachement progressif.

Les métaphores à foison peuvent être gênantes et personnellement, j'ai du relire certaines phrases plusieurs fois pour être sûre de les comprendre. La lecture n'est pas facile mais ce choix est en réalité une très bonne idée. Quoi de mieux que les métaphores pour décrire l'indescriptible ? Dans le monde de D-503, la musique est une création logique, des notes qui se succèdent selon des lois mathématiques. La citation suivante décrit le moment où D-503 écoute la musique de "notre époque".

"Oui, une sorte d'épilepsie — une maladie mentale — une souffrance... Une souffrance lente, suave — une morsure — On la voudrait encore plus profonde, plus douloureuse. Et puis, lentement — le soleil. Pas le nôtre, non, pas ce bleu cristallin transfusé uniformément à travers les briques de verre — non : un soleil sauvage, bondissant, dévorant — il envoie tout promener — tout part en miettes"
 
1984

Le roman d'Evgueni Zamiatine a notamment inspiré "1984" de George Orwell, "Le meilleur des mondes" d'Aldous Huxley et "Un bonheur insoutenable" d'Ira Levin. J'ai lu 1984 il y a plusieurs années et effectivement, les deux œuvres présentent beaucoup de similarités comme par exemple, le héros bien placé dans la hiérarchie, la surveillance continue, le dirigeant omnipotent ou encore la rébellion progressive. Les deux romans sont tout de même différents et se complètent d'une certaine manière. "1984" est un peu plus digeste au niveau de la forme et aborde des sujets comme les relations entre États et la guerre qui ne sont pas présents dans "Nous".

Ces deux romans ont été publiés suite à de grands évènements historiques : la révolution russe pour Evgueni Zamiatine et la seconde guerre mondiale pour George Orwell. Ce sont des dystopies nécessaires car elles permettent une réflexion et une remise en question.


Nous - Evgueni Zamiatine
Actes Sud, 233 pages


Le roman "Nous" a été publié en 1920 et est sorti en France sous le titre "Nous-autres". Il a été réédité en 2017 aux Éditions Actes Sud avec un nouveau titre et une nouvelle traduction. Cette fois, le roman a été directement traduit du russe et non pas de l'anglais  comme les versions précédentes.

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